L'homme-araignée

Bon sang de bois ! Cela faisait plusieurs heures que l’octogénaire se tournait et se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Et alors que celui-ci semblait en fin s’annoncer, voilà que sa vessie le ramenait à la vie éveillée. Seul dans son lit comme dans sa vie, il soupira.

Nouvelle courte fantastique

Seth Messenger


Bon sang de bois !

Cela faisait plusieurs heures que l’octogénaire se tournait et se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Et alors que celui-ci semblait en fin s’annoncer, voilà que sa vessie le ramenait à la vie éveillée. Seul dans son lit comme dans sa vie, il soupira. Christophe hésita un instant à tenter l’aventure de s’assoupir avec son envie pressante, mais l’idée d’avoir à en gérer les conséquences probables d’ici quelques heures l’en dissuada. Résigné, il s’extirpa difficilement du lit, grimaçant tandis que son arthrose se rappelait à son bon souvenir, achevant de chasser Morphée hors de sa portée, probablement pour le reste de la nuit. Dans le clair-obscur d’une lune pleine qui baignait la pièce, il n’eut pas besoin d’allumer pour accomplir sa mission. Le pot de chambre n’était pas loin, prêt à gérer ce que le vieil homme se refusait à appeler incontinence, mais préférait qualifier de vieillissement normal d’une fonction.

La petite affaire était terminée, lorsqu’il sentit quelque chose lui chatouiller la jambe. Mue par un réflexe idiot et incontrôlé, sa main s’abattit avec toute la vitesse et la précision dont elle était encore capable sur la chose. Il regretta instantanément son geste, mais trop tard.

A ses pieds et celui du pot de chambre, sous les rayons froids et cliniques de la lune, une petite forme sombre et recroquevillée ne bougeait plus. Une araignée.

Complètement réveillé à présent, il regrettait son geste instinctif. Il aimait bien les araignées, et se contentait en général de les descendre à la cave ou de les mettre à la porte. Elles contribuaient à protéger la maison contre d’autres nuisibles, notamment les mouches et les moustiques. Les regrets passés, car Christophe n’était pas homme à s’apitoyer, il s’étonna. En effet, les araignées n’avaient pas l’habitude de grimper sur les gens. Elles fuyaient au contraire le contact. Sans doute, conclut-il, avait-elle commencé à tisser une toile dans l’obscurité qu’il avait traversée en se levant.

Désolé ma petite, pensa-t-il. Et il retourna se coucher. Mais ne ferma bien sûr pas l’œil de la nuit.

Au petit matin, lassé de se retourner en vain dans son lit, il se leva avec un beau soleil d’été et fit cette fois l’effort d’aller jusqu’à sa salle de bain pour honorer de véritables toilettes. Il en profita au passage pour y vider le contenu de son aide de camp nocturne. S’il avait encore eu une compagne, ou des proches intimes, sans doute lui auraient-ils dit qu’il devrait consulter. Et sans doute les aurait-il écoutés. Mais à quatre-vingt-six ans, Christophe était un vieux garçon n’ayant pas eu d’enfant. Lui-même enfant unique. Avec lui s’éteindrait toute une lignée humaine, cela l’attristait un peu. Surtout lorsqu’il repensait à ses parents, disparus depuis plusieurs décennies, à qui il aurait tant aimé faire le don de petits enfants. Mais la vie en avait voulu autrement pour lui, voilà tout. Et aujourd’hui le vieil homme était ce que l’on appelait un ermite. Il ne l’avait pas choisi, pas vraiment. Cela s’était fait naturellement, progressivement au fil des ans. Il avait vécu sa vie, aimé, été aimé, avait eu des amis. Et puis ses amours s’étaient perdues, ses amis avaient été rattrapés par le temps et la maladie. Il ne restait plus que lui. Et sa vessie de la taille d’un petit pois.

Le pot de chambre vidé, il s’apprêta à faire ses ablutions au lavabo, se penchant pour ouvrir le robinet et s’asperger le visage. Au prix de l’eau, et avec sa petite retraite, il réservait les douches pour les jours fastes. Et une fois par an s’autorisait même un bain. Tandis qu’il tendait sa main en se penchant vers le lavabo, il eut soudain un mouvement de recul instinctif.

Dans le trou d’évacuation, quelque chose avait bougé. Il attendit quelques instants et vit une araignée des greniers apparaître, semblant s’extirper de la canalisation.

Décidément, ces petites bestioles avaient décidé de changer ses habitudes, se dit-il. Il la recueillit alors précautionneusement dans sa main et ouvrit la fenêtre pour la libérer dans le jardin. Elle retrouverait bien toute seule le chemin sombre d’une cave ou d’un grenier, se dit-il.

C’était une journée magnifique.

Il ferait sans doute très chaud dès la fin de matinée, mais pour l’instant l’air était encore frais et humide de rosée. Le vieil homme le respira avec bonheur, et quitta son porche d’un pas peu élégant mais résolu pour se rendre jusqu’au village le plus proche, situé à quatre kilomètres. En dépit de son âge et son arthrose, Christophe avait toujours été et était toujours un bon marcheur. En à peine une heure, l’octogénaire atteindrait la boulangerie et la fromagerie de la place du village.

En partant, il ne se donna pas la peine de verrouiller la porte. Le vieux corps de ferme, hérité de ses parents, n’avait rien qui puisse être volé. Il n’avait même pas de télévision ou d’ordinateur. Juste de vieux livres poussiéreux, et une liseuse bon marché, seule concession qu’il faisait à la modernité avec son smartphone et une connexion internet pour commander quelques courses de temps à autre, ou télécharger de nouveaux livres électroniques.

Tandis que ses pas le guidaient sur les chemins champêtres de la Creuse, il savourait les odeurs et le silence de sa campagne. Son premier voisin se trouvait à plus d’un kilomètre et demi au Sud. Son corps de ferme possédait tous les hectares dans un rayon de plus d’un kilomètre. Non cultivés depuis des années, ils étaient pour la plupart revenus à l’état de nature. Des prairies parsemées d’arbustes et de hautes herbes. Seuls les chemins vicinaux qui traversaient son domaine étaient entretenus par l’intercommunalité qui venait les dégager une fois par an. Christophe avait donc ce luxe incroyable de vivre dans un monde sans voisin, ni voiture, ni pollution aérienne. Il n’avait d’ailleurs plus de véhicule depuis près de vingt ans. Et cela ne lui manquait aucunement. Pas plus que les gadgets technologiques comme la télévision ou les ordinateurs. Des médias qui ne servaient selon lui qu’à attiser des envies stériles, des convoitises inutiles.

La vérité, c’est que ce que vous ne voyez pas ne vous manque pas, se disait-il. Sans doute pourriez-vous être plus heureux avec, ou du moins différemment. Ou peut-être pas. Quoi qu’il en soit, il avait appris depuis de longues années à apprécier le peu qu’il lui restait. Il n’avait plus d’envies de possession, de conquête. Il se contentait des instants présents, d’être toujours là. Il vivait, tout simplement.

Tandis qu’il avançait à son rythme vers le village, il remarqua les toiles d’araignées présentes un peu partout sur les arbustes du chemin. Et même au sommet des poteaux d’alimentation électrique et téléphonique. Il y en avait bien plus qu’à l’accoutumée, lui semblait-il.

« Bonjour Monsieur Malveau ! Lança toniquement le fromager. »

« Bonjour jeune homme, lui répondit avec amusement Christophe ». Le fromager avait en réalité allègrement dépassé la soixantaine, mais c’était là leur rituel depuis bien des années. Un de ces petits plaisirs de répétition qui font la simplicité et la fluidité de la vie sociale.

« Comme d’habitude ? Reprit l’homme dans un sourire cordial »

Christophe opina de la tête avant d’ajouter :

« Si le Beaufort est arrivé, je veux bien que vous m’en mettiez une bonne part également, s’il vous plaît. »

C’était le cas. Christophe observa donc patiemment le jeune-homme préparer le plateau fromage qu’il dégusterait avec plaisir les jours à venir. En passant en caisse, il tendit sa carte de crédit à l’homme qui s’esclaffa soudainement, avant d’ajouter :

« Allons bon, j’ai l’impression que vous aussi vous êtes envahis, dit-il avec sa bonne humeur coutumière. »

Christophe ne comprenait pas. Il suivit le regard du fromager sur sa manche tendue vers la caisse. Un beau spécimen d’araignée des plafonds s’y baladait stoïquement. Tout aussi stoïquement, il la recueillit dans sa main et alla la libérer devant l’entrée de la boutique avant de revenir vers le caissier :

« En effet, dit-il dans un sourire, on dirait bien. »

« Vous êtes comme moi, vous les aimez bien. N’est-ce pas ? La plupart des gens en ont peur, mais celles que nous croisons sont inoffensives. Nous ne sommes pas en Australie. Ma femme par contre, vous l’auriez entendue hurler ce matin dans la salle de bain... On aurait dit qu’elle avait découvert Jack L’Éventreur lui-même derrière son rideau de douche ! »

Et il partit de son grand rire franc.

Christophe l’aimait bien. Ce n’était pas réellement un ami. Mais il l’aimait bien.

Sur le chemin du retour, il fit un léger détour par la place du village.

Sur l’encadrement des fenêtres, les volets, l’invasion était en effet bien présente. Ici plus que chez lui. Sans doute, le regroupement d’habitation avait-il favorisé le phénomène. Des toiles de toutes tailles égayaient chaque angle propice, conférant au village l’aspect d’une ville fantôme. Au centre de la place, la fontaine ne faisait pas exception. Des centaines d’araignées y avaient élu domicile, profitant de l’humidité. Elles avaient croisé leurs toiles en un complexe réseau dont il était difficile d’appréhender toutes les subtilités. Une véritable œuvre d’art naturelle.

C’est vrai qu’il aimait bien les araignées.

On lui avait souvent dit que ce n’était pas naturel. Et il s’était souvent demandé pourquoi il n’était pas comme la plupart des gens à leur sujet. Avec le recul de l’âge, il avait finalement compris. Les araignées qu’il connaissait se contentaient de tisser une toile, puis d’attendre qu’une proie vienne s’y perdre. Certaines espèces d’intérieurs pouvaient ainsi attendre dans un coin de plafond plusieurs années. Elles n’agressaient jamais, mais attendaient que la nature leur donne ce dont elles avaient besoin. Elle se contentait finalement de ce qu’elles avaient. Et contribuaient à assainir l’écosystème, à maintenir les maisons saines. Christophe voyait dans cette philosophie de vie quelque chose à quoi il pouvait s’identifier. Une certaine forme de sagesse. C’est sans doute pour ça qu’il les appréciait.

Revenu de son périple au village, Christophe trouva l’intérieur de sa maison quelque peu changé.

Des invitées s’étaient installées en son absence. A chaque coin de mur ou presque. Sous et entre les meubles. En somme, partout où la configuration spatiale le permettait. Aucun doute, l’octogénaire n’était plus vraiment seul.

Midi battait son plein et le soleil chauffait à présent durement la campagne. L’homme décida donc de laisser grandes ouvertes les fenêtres, mais de rabattre ses volets pour préserver un peu de fraîcheur. Et aussi plaire à ses invitées, qui préféraient sûrement l’obscurité aux ardeurs d’un grand soleil d’été.

Puis, il s’installa dans son fauteuil de lecture.

Mais il n’ouvrit pas sa liseuse. Il observa, disséminée dans la pénombre autour de lui, cette nouvelle civilisation émergente. Cette colonie d’arachnides qui semblaient pacifiquement s’être emparés de son domicile, mais aussi du village. Et probablement du reste du pays. Du monde ?

Oui, sereinement, il les observa.

Tapies dans leur manteau d’obscurité et de silence, elles ne bougeaient pas.

Elles se contentaient de ce qu’elles avaient. Elles attendaient.

Et le vieil homme aussi. En bonne compagnie.

Seth Messenger, terminé à Poissy le sept mars Deux-milles-vingt à quatorze heures quarante-huit.